24

Ils passèrent à l’action le lendemain matin. Embusqué derrière le store vénitien, David surveillait la plage depuis le lever du soleil. Quand il aperçut « Matsumaki » sur le sidewalk, son cerf-volant sous le bras, il s’empara du téléphone cellulaire codé que lui avait confié Emmy et composa le numéro de la jeune femme. Elle attendait dans une voiture de location, trois cents mètres en amont, sur la rocade. Elle n’avait pas voulu venir avant la sortie du « Japonais », de peur d’éveiller sa curiosité et de lui donner ainsi l’envie de rester à l’écoute.

— Ça y est, dit simplement David.

— Dans dix minutes, lâcha Emmy. Je déclenche le chrono.

David traversa le loft et s’avança sur le palier. Son cœur battait très vite. Il essuya ses paumes moites sur sa chemise, descendit l’escalier sans hâte. La porte de la rue bourdonna enfin, laissant le passage à la jeune femme. Elle s’était déguisée en « routarde », allant jusqu’à jucher un sac à dos crasseux sur ses épaules.

Sans dire un mot, elle s’agenouilla devant la porte du rez-de-chaussée, et tira une trousse de cuir remplie d’outils de la poche intérieure de son blouson.

— C’est là ? demanda-t-elle.

David confirma d’un signe de tête. Le battant était blindé et muni d’une serrure de sûreté, mais Emmy ne paraissait pas s’en inquiéter outre mesure. Elle promena un détecteur le long du chambranle pour localiser d’éventuels contacts magnétiques reliés à une alarme. Il n’y avait rien. Pourquoi Orroway se serait-il protégé de manière outrancière, du reste ? Probablement ne possédait-il rien de plus que David.

Emmy tâtonna trois minutes durant.

— Ouvert, murmura-t-elle enfin.

David hésita à pousser le battant. Il redoutait quelque piège extravagant. Une trappe, un fusil déclenché par cellule photoélectrique, un chien tueur aux cordes vocales sectionnées, tout un fatras issu de ses lectures d’adolescent.

— Qu’attendez-vous ? s’impatienta Emmy.

Ils entrèrent. L’appartement se présentait sous l’aspect d’un loft semblable à celui de David. Il n’y avait ni séparation ni meubles. Juste un grand panneau de contre-plaqué jeté sur des tréteaux, et qui servait de table de travail. Des dizaines de cerfs-volants couvraient les murs, ou pendaient du plafond suspendus aux poutrelles peintes en blanc. « Matsumaki » dormait, lui aussi, sur un futon et son lit était entouré de paravents.

Après avoir vérifié que le « Japonais » se tenait toujours sur la plage, ils ouvrirent les placards en s’assurant au préalable qu’aucun repère n’avait été posé pour signaler le passage d’un intrus.

David ne s’était pas trompé. Ils mirent tout de suite la main sur un assortiment de flacons de glucose et de vitamines.

— Il y a tout le matériel de perfusion nécessaire, observa Emmy. Il survit comme ça, allongé sur son lit. Il est sans aucun doute assez faible, miné par la dénutrition. Le Sourire Noir lui ronge la carcasse depuis plus longtemps que vous. Se hisser au quatrième a dû lui demander des efforts considérables. Je pense qu’il a tout bonnement utilisé une échelle. Il ne risquait pas grand-chose puisque vous étiez attaché.

David ne répondit pas. Différents appareils électroniques s’entassaient au chevet du lit. Cela ressemblait à des récepteurs radio à scanner, du type utilisé par les routiers cibistes.

— Avec ça, murmura la jeune femme, il peut facilement capter le micro du chat, et expédier des messages à travers trois ou quatre États. Il dispose même d’un brouilleur pour protéger ses communications. C’est légal, on s’en sert sur les téléphones sans fil. Des milliers de gens, à L.A., possèdent des installations semblables, il n’y a pas de quoi alerter le FBI. Les flics y verraient une inoffensive distraction de grabataire.

Le temps passait.

— Allez faire le guet devant la fenêtre, proposa Emmy. Je vais continuer la fouille, j’ai l’habitude de ces expéditions.

David obéit. Caché derrière les lames du store, il observait Matsumaki à la lisière des flots. L’homme maigre luttait contre le vent, penché en arrière, ses longs cheveux flottant dans la bourrasque. On avait l’illusion qu’il allait s’envoler à la suite de sa machine.

— J’ai ses papiers, chuchota Emmy. Si ce sont des faux, ça ne se voit pas. Il faudrait relever ses empreintes digitales, mais il y a si peu d’objets ici qu’en voler un risquerait de donner l’alerte.

Elle respirait fort, handicapée par son unique poumon.

— Tout est là, haleta-t-elle. Diplômes, photos de famille, lettres du pays. Il s’est fabriqué une superbe couverture. Son certificat de naissance affirme qu’il est né ici de parents japonais ayant obtenu la nationalité américaine avant la déclaration de guerre. Je pense que tous ces documents sont vrais. Ils ont appartenu à quelqu’un qui est mort aujourd’hui. Peut-être l’un des utilisateurs du Sourire Noir.

— Dépêchez-vous, supplia David.

Le vent était en train de tomber. Il redoutait que Matsumaki n’écourte ses essais.

— Il a endossé la personnalité d’un mort, répéta la jeune femme. Un homme solitaire qu’aucune famille n’embarrassait. Une de ses victimes, certainement. Ou un collaborateur. C’était la meilleure solution.

Elle ne dit plus rien pendant quelques minutes. Elle remettait en place tout ce qu’elle touchait, prenant des repères à l’aide d’allumettes qu’elle disposait sur le sol.

David se dandinait dans le coin de la fenêtre, s’attendant à voir Matsumaki rembobiner les ficelles de sa machine d’une seconde à l’autre.

— Je l’ai, dit enfin Emmy.

Il se retourna. Elle avait extrait d’un trou ménagé sous les lattes du parquet un coffret de maquillage. Une valise, en fait, abondamment pourvue en fond de teint jaune.

— Alors c’est bien Orroway, balbutia David.

— Fichons le camp, dit Emmy. Nous avons ce que nous voulions.

Elle rangea la boîte et poussa l’écrivain dehors. Cette fois il lui fallut moins d’une minute pour verrouiller la porte.

— Je sors la première, dit-elle, rejoignez-moi dans cinq minutes. Je conduis un minibus bleu.

David fit comme elle voulait. Lorsqu’il quitta l’immeuble, ses jambes tremblaient. Il longea le trottoir en essayant de ne pas regarder Orroway qui luttait toujours contre le vent, sur la plage.

Le minibus était garé trois cents mètres plus haut, il y monta. Emmy démarra aussitôt, tournant le dos à Venice.

— Qu’allez-vous faire ? interrogea-t-elle.

— Je ne sais pas, avoua David. Il me paraît si démuni... presque ridicule. Ce bonhomme tout maigre qui se peint en jaune pour me faire la nique. Ça a quelque chose de pathétique, non ?

— Vous n’allez pas vous attendrir sur ce salopard, tout de même ? gronda la jeune femme. Il a failli nous faire crever à dix reprises. Regardez dans quel état nous sommes aujourd’hui : vous à moitié fou, et moi avec autant de vitalité qu’un invalide de guerre !

— Qu’est-ce que vous préconisez ? hasarda David.

— Il faut le liquider, souffla Emmy. Ne compter que sur nous. Si nous mettons les autorités dans le coup, il s’en sortira. On le retirera de la circulation pour le faire travailler dans un laboratoire expérimental, comme les savants nazis à la fin de la guerre. Il ne sera jamais jugé, je peux vous l’assurer. Corckland et le Département d’État se le disputeront, et si nous avons le malheur de protester, on nous fera taire.

— Merde, bégaya David, le tuer... vous n’y allez pas de main morte. Comment ferez-vous ça ? Vous l’étoufferez sous un oreiller pendant qu’il dormira sur son futon ? Vous injecterez du poison dans ses bonbonnes de glucose ?

— Pourquoi pas ? Ce serait une bonne idée, grommela Emmy. Il est si faible qu’il suffirait de peu de chose pour lui faire passer l’arme à gauche.

— Je ne le ferai pas, lâcha David. J’en suis incapable.

— Vous êtes un dégonflé, cracha la jeune femme. Après tout je m’en fiche, c’est vous que ça regarde. C’est vous qu’il continuera à persécuter. Pensez-y. L’histoire du bidon d’essence ne vous a donc pas suffi ? La prochaine fois il inventera autre chose, et ce coup-là il ira jusqu’au bout.

Elle conduisait à grands coups de volant rageurs.

— Démerdez-vous avec vos fantômes, conclut-elle en engageant le minibus sur un parking. Moi, dans trois jours je serai de l’autre côté du pays. Descendez, j’ai des courses à faire et nous n’avons plus rien à nous dire.

Elle abandonna David au bord du trottoir et fila vers une destination inconnue.

Il dut rentrer en taxi. Dans les jours qui suivirent, il lui téléphona une dizaine de fois sans qu’elle daigne décrocher. Il envisagea un temps de déménager tout en sachant qu’Orroway n’hésiterait pas à le suivre. Sous quel aspect referait-il surface cette fois ? Non, fuir ne servait à rien, Emmy avait raison.

Il avait le plus grand mal à trouver le sommeil et ne faisait plus confiance aux serrures. Il savait qu’Orroway se préparait pour l’estocade, pour le dernier acte du Gotcha.

Un matin, à 7 heures, il fut réveillé par un coup de fil menaçant de son agent, Patti Grizzle. Elle venait de recevoir un fax de « Monsieur Anacin », le patron des éditions du Chat Hurlant. Le vieux avait passé une nuit blanche à boucher les trous de son programme de parution bouleversé par les défections successives de David. Il était à cran. Il avait tempêté que « le père Sarella » devait passer séance tenante aux bureaux s’il ne voulait pas se retrouver assigné en justice.

— Tu n’écris plus rien, lança Patti. Le vieux va te couper les vivres et t’envoyer ses avocats. Essaye de t’arranger à l’amiable avec lui. J’ai tenté de le vamper mais il ne veut rien entendre. Bon sang ! Secoue-toi !

David se tondit les cheveux et la barbe, passa des vêtements propres, et prit le chemin des éditions du Chat Hurlant. Contrairement à ce qu’il craignait, l’entrevue ne se déroula pas trop mal, et si l’on ne fuma pas le calumet de la paix, on s’entendit néanmoins pour négocier un nouveau délai.

Il rentra chez lui, épuisé par la tension nerveuse. Alors qu’il essayait de trouver une place pour se garer, il avisa un attroupement au bas de l’immeuble. Deux voitures de police barraient le chemin, et des rubans orange plastifiés interdisaient l’accès du hall aux badauds.

Comme il s’ouvrait un passage dans la foule, un flic le reconnut et l’interpella.

— Monsieur Sarella ! Vous habitez ici, je crois...

C’était un jeune inspecteur aux cheveux roux avec un méchant coup de soleil sur le nez. Il se présenta sous le nom d’O’Malley, lieutenant au LAPD.

— Que se passe-t-il ? s’enquit le romancier.

— On a assassiné l’un de vos voisins, dit le flic. Le gars du rez-de-chaussée. Un certain Ito Matsumaki. Ça s’est passé il y a une heure à peine. Venez par là.

Prenant David par le bras, il l’aida à se frayer un chemin.

Orroway reposait sur le dos, dans le hall de l’immeuble. Il avait la bouche grande ouverte et tirait une langue énorme. Sa grimace était plus grotesque qu’effrayante, elle donnait l’illusion qu’il allait se relever en éclatant de rire.

— On l’a étranglé avec la ficelle de son cerf-volant, expliqua le jeune policier. Il n’a pas dû beaucoup se débattre, c’est à peine s’il pesait quarante kilos tout habillé. Vous le connaissiez bien ?

— Non, bafouilla David. On ne le voyait presque jamais.

Il faillit ajouter : « J’étais chez mon éditeur quand c’est arrivé, j’ai un alibi ! », puis il comprit qu’Emmy avait tout prévu, et poussa un soupir de soulagement. Au cours des derniers jours elle avait pris la planque, patiemment, attendant pour passer à l’action que David puisse bénéficier d’un alibi solide. Oui, c’est ainsi qu’elle avait procédé, de sa propre initiative. Elle s’était ensuite embusquée dans l’escalier pour guetter le retour d’Orroway. Elle l’avait surpris au moment où il rentrait, son cerf-volant dans les bras. Le double fil de nylon de l’engin avait constitué un merveilleux garrot. Il était entré si profondément dans les chairs qu’il avait en partie sectionné la carotide. En dépit de cette blessure, Orroway avait très peu saigné.

« Gotcha », songea David, mais il n’éprouvait aucune joie réelle. Il lutta contre le rire nerveux, sinistre, qui montait en lui.

— Personne n’a l’air de savoir grand-chose sur ce type, bougonna O’Malley. Encore un crime de junkie.

David regardait fixement le cadavre trop maigre. La perruque avait glissé, révélant un crâne chauve ou rasé de près. Le médecin légiste était en train de l’examiner, lui aussi.

— Hé ! grogna-t-il soudain en regardant le bout de ses doigts. Hé ! les gars ! Ce mec déteint !

Il avait levé la main, montrant aux patrouilleurs le fard jaune qui souillait sa paume. Les policiers se rapprochèrent, formant cercle autour du corps.

David resta à l’écart. Il lui sembla que le toubib déboutonnait la chemise d’Orroway.

— Merde ! siffla le doc’, il est aussi chinois que moi. C’est juste du maquillage sur la figure et les bras. Encore un cinglé.

Le sourire noir
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